Comme c’est le cas pour les domaines de l’éducation, du travail, des soins de santé et bien d’autres facteurs socio-économiques, le COVID-19 a également eu un impact disproportionné sur les femmes et les filles par rapport à leurs homologues masculins. La pandémie est une nouvelle illustration des obstacles qui subsistent à l’égalité des sexes. C’est ce qu’explique Najat Vallaud-Belkacem, ancienne ministre des Droits des femmes puis de l’Éducation et directrice de ONE France, dans son dernier livre La société des vulnérables : leçons féministes d’une crise, co-écrit avec la philosophe Sandra Laugier.
Najat affirme que la pandémie a rendu les femmes “invisibles” et a “considérablement aggravé” leurs conditions de vie. En effet, le COVID-19 a mis en lumière l’urgence de la lutte mondiale pour l’égalité des sexes.
“Si l’on regarde à l’échelle mondiale, puisque je me suis efforcée à faire ce travail-là, on se rend compte que, partout dans le monde, les femmes ont connu une régression de leurs droits”, explique Najat. “Et malheureusement, c’est encore davantage le cas dans les pays qui sont le plus éloignés de l’équilibre et de l’égalité femmes-hommes”.
L’impact de la pandémie sur le travail domestique
Le COVID-19 a impacté en premier lieu les femmes. Partout dans le monde, leurs droits ont été remis en question. Dans les pays les plus pauvres, la crise a également exacerbé les vulnérabilités, à la fois en termes d’accès à la nourriture, de sécurité, mais aussi d’économie.
La pandémie a révélé une nouvelle dimension des inégalités entre les sexes. En effet, le COVID-19 a démontré le caractère essentiel des travailleurs et travailleuses du care (c’est-à-dire du soin, de manière très générale) malgré leur manque flagrant de reconnaissance au sein de la société. La crise sanitaire a soudainement révélé aux yeux des citoyens que “cette vaste, indispensable, mais invisible population des travailleurs du care est essentiellement composée de femmes”.
Avec la fermeture des écoles, le retour des enfants à la maison et la pression sur les systèmes de santé, les demandes de soins au sein du foyer ont augmenté pendant la pandémie. Et le fardeau incombe toujours principalement aux femmes, mais cela n’a pas nécessairement entraîné une plus grande appréciation et reconnaissance du travail domestique, avertit Najat.
“Plutôt que de considérer [les emplois liés au care] comme de véritables professions, nous les considérons comme le prolongement naturel de la générosité altruiste des femmes, l’extension de leur instinct maternel, en gros, l’extension du domaine domestique auquel elles sont associées”, explique-t-elle, et c’est pourquoi ces emplois sont si sous-estimés dans nos sociétés.
En effet, dans de nombreux pays, cette crise a mis en lumière le caractère paradoxal de nos hiérarchies sociales actuelles, dans lesquelles “les citoyens les plus utiles” – ceux qui prennent soin des autres et maintiennent la cohésion de la société – sont également les moins reconnus. C’est ce que Najat appelle un système de “valeurs inversées”, où toutes les tâches liées au soin sont considérées comme une extension logique du domaine domestique, par conséquent immédiatement dévalorisées… Parmi ces “citoyens utiles” se trouve une proportion considérable de femmes.
Le séisme sanitaire qui a accompagné la pandémie a prouvé à quel point ces travailleurs et travailleuses du care sont essentiels (caissières, infirmières, femmes de ménage…), même s’ils ont été invisibilisés pendant de nombreuses années. Après le pic de la pandémie, selon Najat, beaucoup pensaient réellement que la société avait ouvert les yeux et qu’elle était maintenant prête à réparer cette injustice en redonnant au care une place centrale dans notre ordre social.
Malheureusement, cela n’a pas été le cas. “Cette préoccupation a été absente des discussions politiques, invisibilisant ainsi le rôle et les contributions des femmes à la vie sociale. Dans les médias, les femmes n’ont été représentées qu’en deuxième ou troisième ligne de la rhétorique de guerre utilisée”, explique Najat. “La réalité des femmes a été une fois de plus subordonnée aux priorités choisies par le discours politique”.
Le paradoxe de l’égalité
Plus largement, l’égalité des sexes est, évidemment, toujours un combat en cours dans toutes les sociétés, explique Najat.
“D’une manière générale, je crois que le discours féministe se heurte à deux choses”, dit-elle. “Premièrement, le conservatisme des acteurs établis qui n’ont aucun intérêt à accepter de lâcher une partie du pouvoir qu’ils monopolisent, [et] deuxièmement, il existe une forme d’aveuglement face aux inégalités entre les sexes, y compris de la part des femmes dans nos sociétés, même si elles ont évolué”.
“C’est ce qu’on appelle le paradoxe de l’égalité : les quelques victoires remportées pour l’égalité des sexes, dans un pays comme la France, signifient qu’un grand nombre de femmes ne réalisent pas ce qui est en jeu et croient sincèrement qu’elles sont désormais traitées à égalité avec les hommes.”
Avant de rejoindre ONE, Najat a constaté ce paradoxe de l’égalité chez les jeunes filles lorsqu’elle était ministre des Droits des femmes puis de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. En travaillant avec des lycéennes, elle a appris qu’elles “trouvaient le discours féministe un peu démodé ou victimisant”. Mais ce constat changeait une fois que ces jeunes filles entraient sur le marché du travail.
“Quatre ou cinq ans plus tard, lorsque nous reprenions la même conversation avec elles”, explique Najat, “[quelques expériences dans le monde du travail] avaient suffi pour qu’elles se rendent compte du caractère insidieux des promotions qui ne sont jamais offertes, de la persistance des plafonds de verre et de la difficulté de jongler entre vie domestique et vie professionnelle”.
Najat affirme qu’il y a “un autre profil de femmes” qui ne voient pas “la réalité” des inégalités entre les sexes et qui tombent donc dans ce paradoxe.
“[Ce sont] des femmes qui ont acquis une forte autonomie grâce à un métier bien rémunéré, qui les éloigne certes du foyer mais leur permet de déléguer à d’autres, par le biais de rétributions, la gestion de la vie domestique, des enfants, des parents âgés, etc. Beaucoup de ces femmes se considèrent comme l’illustration d’un progrès en cours pour l’égalité des sexes puisqu’elles ne s’occupent plus de tâches annexes”, dit-elle.
Mais il y a une ombre au tableau, poursuit Najat. Les femmes n’ont pas atteint cette autonomie grâce au partage des charges domestiques avec les hommes. Au lieu de cela, ce sont généralement “d’autres femmes – plus précaires, généralement étrangères et donc plus vulnérables” qui s’occupent de ces tâches.
Lever le voile de l’ignorance
Malheureusement, les femmes ont été totalement oubliées dans les réponses économiques et sociales à la crise, déclare Najat. Très peu de gouvernements ou d’institutions internationales ont intégré une clause relative au genre dans l’un de leurs plans de relance. Même le plan de 2 milliards de dollars de l’ONU ne prévoit aucune réponse prenant en compte l’impact disproportionné de la pandémie sur les femmes.
Dans un monde post-COVID, il est pourtant essentiel d’inclure les femmes dans les processus de prise de décision.
Dans son dernier livre La société des vulnérables : leçons féministes d’une crise, Najat s’appuie sur la citation de Simone de Beauvoir : “N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question”. Triste analogie avec la situation actuelle ? Il y a toutefois des actions que les individus, les dirigeants et les gouvernements peuvent prendre pour contourner cela, continue Najat.
“Nous devrions lever tous les voiles d’ignorance existants, tous ces angles morts qui nous empêchent de voir la réalité telle qu’elle existe et telle que la crise que nous traversons la révèle profondément”, explique Najat.
“Pour cela, nous avons besoin de chiffres, de données, de statistiques, qui nous manquent encore trop. Pour cela, nous avons besoin de politiques volontaristes qui comprennent que ce sujet n’est pas la dernière roue du carrosse, mais au contraire celui qui fait vaciller nos sociétés”, poursuit-elle. “Les femmes sont les premières victimes de la crise du COVID-19 et leur situation doit être prise en compte dans la réflexion sur les politiques publiques à mettre en œuvre”.
Enfin, “et si le combat féministe pour l’égalité était aussi celui pour une démocratie du care, c’est-à-dire pour une société qui reconnaît enfin une valeur économique, politique et sociale au travail du soin, de relation et de service aux autres, et donc une valeur à la contribution de chacun plutôt qu’au pouvoir de quelques-uns ?” écrit Najat.