Près d’un demi-milliard de personnes vivent dans des pays en situation de surendettement ou à haut risque de surendettement. Les ministres des Finances de ces pays sont confrontés à des choix dramatiques : investir dans la lutte contre la pandémie de COVID-19 afin de protéger la vie et les moyens de subsistance de leurs citoyennes et citoyens, ou continuer à payer leurs créanciers.
Si certains pays, notamment en Afrique, ont évité un grand nombre de cas de COVID-19 et de décès – très probablement grâce aux mesures rapides des gouvernements et aux caractéristiques démographiques de ces nations – les répercussions économiques de la pandémie frappent durement les personnes les plus vulnérables dans le monde.
Nous assistons en effet à la première augmentation de l’extrême pauvreté depuis trois décennies : on estime que la pandémie va faire basculer 88 à 115 millions de personnes supplémentaires dans l’extrême pauvreté cette année, le total pouvant atteindre 150 millions de personnes d’ici 2021[1]. À leur point culminant, les fermetures d’écoles liées à la pandémie ont impacté la scolarité de 400 millions d’enfants dans les pays éligibles à l’initiative de suspension du service de la dette (DSSI) du G20[2]. Et pour ne rien arranger, ces mêmes pays sont confrontés à une perte de production économique d’environ 120 milliards de dollars rien qu’en 2020[3].
Alors que les gouvernements les plus riches du monde entier adoptent, et ce à juste titre, des mesures radicales pour stabiliser leurs économies, certains pays parmi les plus pauvres du monde se voient dans l’obligation de couper leurs budgets de santé publique[4] pour faire face au paiement du service de la dette et éviter la dévaluation de leur notation de crédit. Pendant ce temps, environ 240 millions de personnes n’ont pas assez de nourriture pour préserver leur santé et leur bien-être dans 20 de ces pays[5].
Ce document a pour objectif de mettre en évidence les conséquences qu’endurent les populations lorsque leurs gouvernements n’ont d’autre choix que de devoir trancher entre la viabilité de leur économie et la santé de leurs citoyens. Elle souligne également les répercussions d’une action insuffisante de la part des ministres des Finances du G20, des créanciers privés et des institutions multilatérales.
- 425 millions de personnes vivent dans des pays en situation de surendettement ou à haut risque de surendettement. S’il s’agissait de la population d’un pays, ce serait le troisième plus grand pays du monde, après la Chine et l’Inde.
- Chaque mois, l’argent versé par les pays à faible revenu pour le remboursement du service de leur dette suffirait aux pays les plus pauvres pour réaliser plus de 100 millions de tests COVID-19 ou d’acheter 10 masques sanitaires pour chaque citoyen.[6]
Pour éviter les pires conséquences d’un effondrement des économies, ONE appelle les ministres des Finances du G20 à mettre en œuvre un plan de relance économique complet.
Une crise de liquidités
Les pays les plus pauvres du monde ont urgemment besoin d’une injection massive de liquidité pour répondre à la pandémie de COVID-19 et aux conséquences économiques qui en découlent. Les flux de revenus ayant diminué, nous assistons à une crise de liquidités causée par la pandémie. Une réponse globale et rapide s’impose, afin que les gouvernements disposent des liquidités nécessaires pour faire face à la pandémie et stabiliser leurs économies.
Le G20 a réagi rapidement avec l’initiative de suspension du service de la dette. Cette initiative a eu des effets positifs. À ce jour, 43 pays bénéficient d’une suspension des paiements du service de leur dette, pour un montant total d’environ 5 milliards de dollars.[7] Cela équivaut à environ 40 % du total des dépenses de santé de ces pays avant la pandémie.[8] Ces pays disposent donc désormais de plus de liquidités – mais pas suffisamment – pour répondre à la pandémie et aux besoins de leurs citoyens.
Mais cette initiative bienvenue est loin de mettre en œuvre tout le potentiel d’action de l’accord du G20, qui aurait dû suspendre 11,5 milliards de dollars de paiements du service de la dette en 2020. Le problème est que les créanciers ne sont pas entièrement d’accord avec la proposition selon laquelle tous les créanciers devraient soutenir une suspension des paiements. Un autre problème est que, ironiquement, la participation à la DSSI pourrait déclencher une dévaluation de la note des pays endettés par les agences de notation, de sorte que de nombreux ministres des finances sont confrontés à un choix presque impossible.
En outre, l’initiative du G20 ne représente qu’un quart des plus de 44 milliards de dollars de paiement du service de la dette dus par les pays éligibles à la DSSI en 2020. En effet, celle-ci ne couvre pas les paiements du service de la dette multilatérale (13 milliards de dollars en 2020) ni ceux du service de la dette privée (14,5 milliards de dollars en 2020).
Un moratoire complet sur les paiements du service des dettes bilatérales, multilatérales et privées pourrait libérer jusqu’à 51 milliards de dollars pour permettre aux pays de faire face à la pandémie et à la crise économique.[9] Cet argent pourrait être utilisé pour affronter les pertes d’emplois massives et l’insécurité alimentaire croissante, et pour solidifier les filets de sécurité sociale. Rien que dans le secteur de la santé, la réaffectation des fonds prévus pour le remboursement de la dette pourrait permettre à plus de 20 pays de plus que doubler leur budget de santé. [10]
Une catastrophe humanitaire et le risque de défaut de paiement aux créanciers
Si les ministres des finances du G20 ne parviennent pas à se mettre d’accord sur un ensemble complet de mesures de suspension du service de la dette lors de leur réunion prévue en octobre 2020, les répercussions seront désastreuses.
Au-delà des conséquences humanitaires directes, les répercussions sur l’économie africaine seront importantes. La Banque mondiale a indiqué que 28 des pays les plus pauvres du monde sont actuellement en situation de surendettement ou courent un risque élevé de le devenir. En Afrique, ce risque concerne des pays à l’importance à la fois stratégique et démographique, dont l’Éthiopie, le Kenya et la Zambie. Si ces pays se trouvaient dans l’obligation de déclarer un défaut de paiement, les créanciers pourraient être contraints de restructurer leurs prêts.
Ce que les ministres des Finances du G20 devraient faire
Les pays les plus pauvres du monde ont besoin de tous les outils à leur disposition. La situation actuelle pourrait contraindre les gouvernants à un choix impossible entre le paiement du service de la dette et la réponse aux urgences sanitaires et économiques engendrées par la pandémie.
Les ministres des Finances du G20 devraient :
- Prolonger la DSSI jusqu’à fin 2021 afin de permettre la prévisibilité du financement et la planification de l’utilisation des fonds. Cela permettrait de libérer 17 milliards de dollars pour la réponse à la crise et la relance en 2021.
- Charger le Fonds monétaire international (FMI) de produire un rapport dans les 30 jours sur les mesures qui pourraient être prises pour soutenir un moratoire sur les paiements du service de la dette auprès des créanciers privés.
- Charger la Banque mondiale de communiquer dans un délai de 30 jours une proposition pour approvisionner son Association internationale de développement (l’IDA, la branche qui aide les pays les plus pauvres) et les autres futures dépenses d’aide au développement.
- Charger les institutions financières internationales de communiquer dans un délai de 30 jours leur proposition pour soutenir un moratoire comparable sur les paiements du service de la dette multilatérale.
Les dirigeants du G20 devraient accompagner ces mesures par :
- Une nouvelle allocation générale de droits de tirage spéciaux (DTS), ainsi qu’un mécanisme permettant aux pays riches de transférer leurs DTS aux pays pauvres.
- De nouveaux outils pour permettre aux pays de continuer à accéder aux marchés financiers à faible coût.
[1] Banque mondiale, Poverty and Shared Prosperity Report 2020, , https://openknowledge.worldbank.org/bitstream/handle/10986/34496/9781464816024.pdf [consulté le 8 octobre 2020]
[2] Analyse de ONE à partir des statistiques UIS et des données sur les fermetures d’écoles de l’UNESCO, https://en.unesco.org/covid19/educationresponse et http://data.uis.unesco.org/ [consulté le 6 octobre 2020]
[3] Analyse de ONE à partir des Perspectives économiques mondiales de la Banque mondiale (juin 2020), https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/33748 [consulté le 6 octobre 2020]
[4] Par exemple, le Nigéria: Akinwotu, E. (2020). Nigeria to cut healthcare spending by 40% despite coronavirus cases climbing. The Guardian. https://www.theguardian.com/global-development/2020/jun/10/nigeria-to-cut-healthcare-spending-by-40-despite-coronavirus-cases-climbing
[5] Depuis le 6 octobre 2020, dans 20 pays éligibles à la DSSI suivis par le Programme alimentaire mondial. HungerMap LIVE: Global Hunger and COVID-19 Daily Snapshot. World Food Programme (2020) https://api.hungermapdata.org/covid/dailyreport [consulté le 6 octobre 2020]
[6] Basé sur un coût moyen par test de 30 dollars. An economic investment case & financing requirements. OMS (2020), https://www.who.int/docs/default-source/coronaviruse/act-accelerator/economic-investment-case-final-v2.pdf
[7]Banque mondiale (2020). Reversing the Inequality Pandemic: Speech by World Bank Group President David Malpass,. https://www.worldbank.org/en/news/speech/2020/10/05/reversing-the-inequality-pandemic-speech-by-world-bank-group-president-david-malpass [consulté le 7 octobre 2020]
[8] Analyse de ONE à partir des données sur les dépenses de santé enregistrées par l’OMS. Global Health Expenditure database, https://apps.who.int/nha/database [consulté le 6 octobre 2020]
[9] Analyse de ONE à partir des données de la Banque mondiale sur les Statistiques de la dette internationale (IDS), https://datatopics.worldbank.org/debt/ids/ [consulté le 6 octobre 2020]. Sur les 51 milliards de dollars dus en paiements du service de la dette en octobre 2020 et décembre 2021 : 17 milliards de dollars sont dus aux créanciers bilatéraux du G20, 18,2 milliards sont dus aux créanciers multilatéraux, et 15,8 milliards sont dus à des créanciers privés ou non officiels.
[10] Analyse de ONE à partir des données sur les dépenses de santé de l’OMS. Global Health Expenditure database, https://apps.who.int/nha/database [consulté le 6 octobre 2020]