Ce billet de blog a été rédigé par Houda Meraimi, jeune Ambassadrice de ONE en France.
Dans l’océan tumultueux de la littérature sur le bien-être et le développement personnel, il est rare de trouver un phare qui éclaire non seulement les aspects individuels, mais aussi les dimensions politiques et sociales de notre santé mentale et physique. Camille Teste, ancienne journaliste devenue professeure de yoga, offre une perspective éclairante sur cet univers avec son dernier livre intitulé Politiser le bien-être.
Alors que le titre pourrait interroger, en ce que nous n’avons plus l’habitude de lier bien-être et politique, cet étonnement est simplement le reflet de notre époque. Teste nous le rappelle bien, car bien avant le triomphe du néolibéralisme, le bien-être était une expression très politique, qui fut même le premier slogan de la CGT.
Cette tendance commence dans les années 1980, où la doctrine du libre marché portée par Thatcher et Raegan s’impose dans le monde : les états diminuent et rompent progressivement avec leurs politiques d’intervention publique et une large part des économies mondiales est déréglementée. Ce faisant, les logiques capitalistes qui concernaient jusqu’alors les transactions économiques s’immiscent dans tous les aspects de nos vies, même les plus intimes, et voilà que le capitalisme se mue en néolibéralisme.
Alors que le capitalisme a permis le développement de plusieurs pays et populations de par le monde, cette tendance s’inverse dès la fin du XXème siècle avec, au contraire, une forte augmentation des inégalités économiques. Ainsi, selon un rapport d’Oxfam, 82 % de la croissance mondiale est captée par les 1 % plus riches.
Couplée à cette dérégulation, l’essor de la psychologie positive, portée par Martin Seligman, avance l’idée que le bonheur se trouve moins dans les réalités factuelles et concrètes qui entourent les êtres-humains, mais dans les mains de chaque individu. Ainsi, on s’intéresse de moins en moins aux causes sociales de notre mal-être psychologique pour leur préférer des explications strictement individuelles, et voici que le bien-être devient un bien de consommation que l’homo economicus devrait pouvoir se procurer pour en jouir. Le bien-être devient donc un des plus grands marchés à l’échelle mondiale, avec un chiffre d’affaire qui a atteint, en à peine 20 ans, 4 400 milliards de dollars en 2022.
Véritable secteur économique constitué d’une douzaine d’industries (fitness, pratiques psychocorporelles, médecine préventive et alternatives, compléments alimentaires, soins de beauté et anti-âge, etc.), il devient aussi un fait social et culturel avec une littérature, des contenus cumulant des millions de vues sur les réseaux sociaux, allant du coaching sportif aux coachs de vie et en séduction. Et il n’y aurait aucun problème à cela, si, comme le souligne Teste dans son livre, cet univers ne véhiculait pas des idéologies pernicieuses et dangereuses.
Présentant le bien-être comme une responsabilité individuelle, déconnectée des réalités socio-économiques et politiques, ces discours peuvent être culpabilisants, voire aliénants pour ceux qui luttent contre des obstacles structurels à leur bien-être. Il ne s’agit pas ici de nier la part de responsabilité personnelle qu’a chaque individu dans l’atteinte d’un bien-être, mais en faisant une injonction et en faisant porter à l’individu la charge entière de son bien-être, il l’isole davantage, fragilise nos sociétés et l’installe dans une compétition au bien-être et à la meilleure version de soi où le seul gagnant est le marché, toujours en expansion.
De plus, épuisés à mettre nos énergies à solutionner les symptômes plutôt que le syndrome, il nous fait détourner le regard des structures de pouvoir, des inégalités, des injustices systémiques qui fabriquent ce mal-être collectif. En ce sens, il dépolitise des enjeux hautement politiques, en les mettant à la charge individuelle. Par exemple, faire de la méditation pour calmer notre éco-anxiété plutôt que d’agir sur les causes du changement climatique.
Pire encore, les lieux de bien-être deviennent des espaces de diffusion d’idéologies dangereuses. Cela peut être le cas d’influenceurs de la « hustle culture » qui promeuvent plus ou moins consciemment des logiques néolibérales, ou de façon très assumée des militants d’extrême-droite qui s’improvisent coach de vie pour mieux toucher le public, en particulier les plus jeunes et les personnes isolées socialement.
Malgré tout, Teste conseille de ne surtout pas « jeter le bien-être avec l’eau du bain », mais plutôt de s’en approprier les pratiques pour lui redonner sa juste place, c’est-à-dire une source d’enrichissement individuel et collectif. En se détachant de l’exigence productiviste et de la quête interminable à se surpasser soi-même et à dépasser les autres, on peut alors utiliser le bien-être pour construire une société plus juste, plus fraternelle et plus respectueuse du vivant.
Teste souligne l’apport des pratiques du bien-être dans la construction de corps forts, de résilience, de résistance psychologique et comme moteur pour apporter les changements dont notre époque a besoin. Elle défend même l’idée d’une « spiritualité engagée » qui permettrait de se régénérer dans un monde qui épuise et d’inspirer un engagement au service d’une société de fraternité.
En somme, Politiser le bien-être de Camille Teste est une lecture essentielle pour tous ceux et toutes celles qui s’intéressent à la santé, au bien-être et aux questions politiques qui traversent nos sociétés. C’est un appel à l’action pour repenser nos conceptions du bien-être au-delà du niveau individuel et reconnaître les implications politiques de nos choix. Teste nous rappelle que le bien-être n’est pas simplement une question de yoga et de smoothies verts, ou encore une question purement individuelle, mais un terrain de lutte politique et un outil indispensable pour faire advenir plus de justice sociale.
Pour en savoir plus, visionnez les extraits du live Instagram entre notre jeune Ambassadrice Houda et Camille Teste.